Friedrich Nietzsche


"Que m'est-il arrivé, mes amis ? Vous me voyez troublé, comme emporté, à la fois rétif et docile, prêt à m'en aller, - prêt, hélas, à vous quitter.

Oui, il faut encore une fois que Zarathoustra se retire dans sa solitude : mais c'est sans plaisir, cette fois, que l'ours retourne à sa caverne !

Que m'est-il arrivé ? Qui donc me l'ordonne ? - Hélas c'est ma coléreuse maîtresse qui le veut ainsi, elle m'a parlé ; vous ai-je donc jamais dit son nom ?

Hier soir m'a parlé mon heure la plus silencieuse : tel est le nom de ma terrible maîtresse.

Et voilà ce qui s'est passé, - car je dois tout vous dire, afin que votre cœur ne s'endurcisse point contre celui qui vous quitte soudainement !

Connaissez vous l'effroi qu'éprouve celui qui s'endort ?

Il en frémit jusqu'aux orteils de ce que le sol se dérobe et que le rêve commence.

Ceci, je vous le dit à titre de parabole. Hier, à l'heure la plus silencieuse, le sol se déroba sous moi : le rêve commençait.

L'aiguille avançait, l'horloge de ma vie reprenait son souffle, jamais je n'entendis pareil silence autour de moi : au point que mon cœur en frissonnait.

Alors quelque chose me parla sans voix : "Tu le sais, Zarathoustra ?"

Et je criais d'effroi devant ce murmure et le sang se retira de mon visage : mais je me tus.

Alors quelque chose me parla de nouveau sans voix : "Tu le sais, Zarathoustra, mais tu ne le dis pas !"

Et je répondis comme par défi : "Oui, je le sais, mais je ne veux pas le dire !"

Alors quelque chose, de nouveau, me parla sans voix : "Tu ne veux pas, Zarathoustra ? Est-ce bien vrai ? Ne te cache pas dans ton défi."

Et je pleurai et je tremblai comme un enfant et je disais : "Ah ! J'aimerais bien, mais comment pourrais-je ! C'est au dessus de mes forces !"

Alors de nouveau quelque chose me parla sans voix : "Qu'importe ta personne ? Tu n'es pas encore assez humble à mon gré. L'humilité a la peau la plus dure."

Et je répondis : "Que n'a pas déjà porté la peau de mon humilité ? J'ai habité au pied de mes hauteurs : combien hauts sont mes sommets ? Personne ne me l'a encore jamais dit. Mais je connais bien mes vallées."

Alors de nouveau quelque chose me parla sans voix : "Ô Zarathoustra, celui qui doit transporter des montagnes, celui-là transporte aussi les vallées et les dépressions."

Et je répondis : "Jusqu'ici mes paroles n'ont pas encore déplacé de montagnes et ce que j'ai dit n'a pas atteint les hommes. Je suis certes allé vers les hommes, mais je ne suis pas encore arrivé jusqu'à eux."

Alors de nouveau quelque chose me parla sans voix : "Qu'en sais-tu ? La rosée tombe sur l'herbe, quand la nuit est la plus silencieuse."

Et je répondis : "Ils se moquèrent de moi lorsque je trouvais mon propre chemin et que je le pris ; et en vérité, mes jambes m'en tremblaient encore."

Et ils me dirent : "Tu as désappris le chemin, maintenant tu désapprends également la marche !"

Alors quelque chose de nouveau me parla sans voix : "Qu'importe leur moquerie ? Tu es de ceux qui ont désappris l'obéissance : maintenant tu dois commander !

Ne sais-tu pas qui est celui qui est le plus nécessaire à tous ? Celui qui ordonne de grandes choses.

Accomplir de grandes choses est difficile : mais ce qui est plus difficile encore, c'est d'ordonner de grandes choses.

Voilà ce qui est en toi ce qu'il y a de plus impardonnable : tu as la puissance et tu ne veux pas exercer le pouvoir."

Et je répondis : "Il me manque la voix du lion pour commander."

Alors, encore, quelque chose me parla comme un murmure : "Ce sont les mots les plus silencieux qui amènent la tempête. Des pensées qui viennent sur des pattes de colombe mènent le monde

Ô, Zarathoustra, tu dois aller comme une ombre de ce qui viendra forcément : ainsi, tu vas commander et tu avanceras tout en commandant."

Et je répondis : "J'ai honte."

Alors, de nouveau, quelque chose me parla sans voix : "Il te faut encore devenir enfant et sans honte.

La fierté de la jeunesse est encore sur toi, c'est tard que tu es devenu jeune : mais celui qui veut devenir un enfant, celui-là doit encore surmonter sa jeunesse."

Et je réfléchis longtemps et je tremblais. Mais enfin je dis ce que j'avais dit au début : "Je ne veux pas."

Alors il s'éleva un rire autour de moi. Oh ! douleur ! Combien ce rire me déchira les entrailles et me fendit le cœur !

Et pour la dernière fois il me fût parlé : "Ô Zarathoustra, tes fruits sont mûrs, mais tu n'es pas mûr pour tes fruits !

Aussi te faut-il retourner à ta solitude : car il te faut devenir "à point".

Et cela rit encore et s'enfuit : puis tout se tut autour de moi comme d'un double silence. Mais moi j'étais étendu sur le sol et la sueur coulait de mes membres.

- Maintenant, vous avez tout entendu, et pourquoi je dois retourner à ma solitude. Je ne vous ai rien caché, mes amis.

Mais vous m'avez aussi entendu vous dire quel est CELUI des hommes qui est le plus secret, et qui veut l'être !

Ah, mes amis ! J'aurais encore quelque chose à vous dire, j'aurais encore quelque chose à vous donner !

Pourquoi ne le donné-je pas ? Suis-je avare ?"
[...]

« Je reconnais mon lot, dit-il enfin avec tristesse. Allons, je suis prêt. Ma dernière solitude vient de commencer.

Ah, cette mer noire et triste en dessous de moi ! Ah, chagrin gravide et nocturne ! ah, destin et mer ! C’est vers vous qu’il me faut descendre !

Je suis devant ma montagne la plus haute et mon voyage le plus long : c’est pourquoi il me faut d’abord descendre plus bas que je ne suis jamais descendu :

Plus bas, jusqu’au plus profond dans la douleur, plus profond que je ne suis jamais descendu, jusqu’au cœur de son flot le plus noir ! Ainsi le veut mon destin : Allons ! Je suis prêt.

[…]

…lorsqu'il fut parvenu à proximité de la mer et qu'enfin il fut seul sous les falaises, il se sentit fatigué du chemin fait et plus rempli de désir que jamais auparavant.

"Tout dort encore, dit-il ; la mer, elle aussi, dort. Son oeil me regarde ivre de sommeil et étranger. Mais je sens que sa respiration est chaude. Et je sens aussi qu'elle rêve. Tout en rêvant, elle se tourne et se retourne sur de durs coussins.

Ecoute, écoute ! Comme elle soupire à force de mauvais souvenirs ! Ou est-ce de sombres perspectives ?

Ah ! tu me remplis de tristesse, monstre sombre, et je suis encore fâché contre moi-même à cause de toi.

Hélas, ma main n'est pas assez forte ! Volontiers, en vérité, je te délivrerais de tes rêves !"

Et tout en parlant ainsi, Zarathoustra riait de lui-même avec mélancolie et amertume. "Comment ! Zarathoustra, disait-il, tu veux, par dessus le marché, consoler la mer ?

Ah, cher bouffon, cher fou Zarathoustra, toi qui déborde d'allégresse confiante ! Mais tel tu fus toujours : toujours tu t'es approché plein de confiance de tout ce qui est terrible.

Tu voulais caresser tous les monstres. Un peu de son souffle chaud, et quelques bouclettes de fourrure douce à la patte : et aussitôt te voilà prêt à l'aimer et à l'attirer.

L'amour est le danger du solitaire, l'amour pour tout, pourvu que ce soit vivant !

En vérité, ma folie bouffonne est risible, risible ma modestie dans l'amour."

Ainsi parlait Zarathoustra et il se mit à rire : mais alors il pensa à ses amis abandonnés, et à la manière dont il avait attenté contre eux avec ses pensées et il fut en colère contre ses pensées. Et bientôt il arriva que celui qui riait se mit à pleurer ; de colère et de désir Zarathoustra pleura amèrement.

Parasite : c’est une vermine rampante, qui s’insinue et veut s’engraisser de tous vos recoins malades et blessés.

Et c’est son savoir-faire, à ce parasite, de deviner les âmes qui s’élèvent et leur moment de fatigue : dans votre rancœur et votre découragement, dans votre délicate pudeur, il construit son nid répugnant.

Où le fort est faible, où celui qui est noble est par trop doux, c’est là qu’il installe son nid répugnant : le parasite habite là où celui qui est grand a de petits recoins meurtris.

De tout ce qui est, quelle est l’espèce la plus haute, et quelle est la moindre ? Le parasite est l’espèce la moindre ; mais celui qui est de l’espèce la plus haute, celui-là nourrit le plus grand nombre de parasites.

L’âme en effet, dont l’échelle est la plus longue et qui descend donc le plus bas : comment le plus grand nombre de parasites ne s’y tiendrait-il pas ?

- L’âme la plus vaste, qui peut courir, vagabonder et flotter le plus loin en son propre sein : l’âme la plus nécessaire qui, de plaisir, se jette dans le hasard :

- L’âme qui est, qui plonge dans le devenir ; elle qui possède et qui veut entrer dans le vouloir et l’exigence :

- L’âme qui se fuit elle-même et qui se rattrape elle-même dans le cercle le plus lointain ; l’âme la plus sage à qui la folie dit le plus de douceurs :

- L’âme qui s’aime le plus, en laquelle toutes choses ont leur courant et leur contre-courant et leur flux et leur reflux :

- Oh ! Comment l’âme la plus haute n’aurait-elle pas aussi les pires parasites ? »

[...]

Et que soit fausse pour nous chaque vérité, auprès de laquelle il n’y ait pas eu au moins un éclat de rire.

[…]
 
Les bons, en effet, - ils ne peuvent pas créer : ils sont toujours le commencement de la fin :

- ils crucifient celui qui grave des valeurs nouvelles sur des tables nouvelles, ils sacrifient l’avenir à eux-mêmes,

- ils crucifient tout avenir humain

Les bons, ils furent toujours le commencement de la fin.

[...]

«  Ô Zarathoustra, dirent-ils, te voilà étendu ainsi depuis sept jours déjà, les yeux lourds : ne veux-tu pas enfin te remettre sur pied ?

Sors de ta caverne : le monde t’attend comme un jardin. Le vent joue avec de lourds parfums, qui veulent aller vers toi, et tous les ruisseaux aimeraient te suivre.

Toutes les choses se languissent de toi, depuis sept jours que tu es resté seul, sors de ta caverne ! Toutes les choses veulent être tes médecins !

As-tu accédé à une connaissance nouvelle ? amère et pesante ? Tu étais étendu là pareil à une pâte en fermentation, ton âme a levé et débordé de toutes parts.

Ô mes animaux, répondit Zarathoustra, continuez à jacasser ainsi et laissez moi écouter ! Cela me réconforte que vous jacassiez ainsi : là où on jacasse, le monde s’étend de moi, tel un jardin.

Quelle aimable chose qu’il existe des mots et des sons : les mots et les sons ne sont-ils pas des arcs-en-ciel et des ponts illusoires entre ce qui est éternellement séparé ?

A chaque âme appartient un autre monde ; pour chaque âme chaque autre âme est un arrière monde. 

[...]

« Vous levez les yeux lorsque vous aspirez à vous élever et moi je baisse le regard car je suis déjà en haut. Qui d’entre vous peut à la fois rire et être sur la cime ?

Celui qui gravit les plus hautes montagnes, celui-là se rit de toutes les tragédies, qu’elles soient réelles ou jouées. »

[...]

"Alors quelque chose cria par ma bouche : ma haine, mon dégoût, ma miséricorde, tout mon bien et tout mon mal criait en un cri par ma bouche."

[Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra]


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