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Cacophonie
Cacophonie : assemblage
désagréable de sons discordants.
Comment
peut-on supporter ce boucan ? Le carnaval… Peuh ! Encore ces fichus
beatniks ! Comme si j'avais besoin de ça ! Ce bruit, cette absence
totale d'harmonie, cette odeur de vinasse, si c'est ça qu'ils appellent
culture, c'est, comment dire… pathétique. De toute façon, les fanfares
ont toujours eu le don de me taper sur le système : l'absence
d'originalité va de pair avec cette prétention de propager la bonne
humeur avec trois cuivres désaccordés. Et le mardi gras devient
prétexte à cette manifestation éthylique, à cette fête du désordre
organisé, témoignage de ce que l'humain a de plus grotesque en lui. Ca
se veut expressif, joyeux et spontané, mais au final, c'est juste
insupportable. Mis à part leur amour des acouphènes, je ne vois pas ce
qu'ils ont à partager. Avec leur barouf ils rendent toute communication
impossible. De toute façon je n'ai pas vraiment envie de leur parler.
Et ce bruit, ce bruit qui me tord le bide ! Partir, et vite. Zut ! Ces
macaques me bloquent le passage ! Regarde-le celui-là, il s'agite comme
si sa vie en dépendait. Tourner, tourner jusqu'à s'oublier. C'est dans
cette confusion qu'ils se sentent à l'aise. Couper les ponts avec la
réalité pour se sentir exister. C'est ça leur définition du bonheur ?
Une fuite ? Absurde. Si tout était si simple, et bien… et bien ma
relative misanthropie deviendrait un lourd handicap. De toute façon,
jamais je ne pourrais me faire une place chez eux. Leur danse, leur
bruit, tout ça n'est qu'un monticule de codes sociaux dissimulés
hypocritement sous un voile de pseudo-tolérance. Un rassemblement, une
véritable communion pour une bande de fanatiques convaincus, voilà ce à
quoi je suis contraint d'assister.
(Et toi, avec ta sociologie de comptoir, tu te crois hors d'atteinte ?)
Oh,
tais toi. Ce n'est pas le moment de ressasser ces propos d'ivrogne. Je
ne suis en rien jaloux, je suis du bon côté de la barrière, moi. J'ai
mon propre cabinet, je ne dépends de rien ni de personne, et surtout,
j'ai des perspectives d'avenir. Eux non. Pourquoi m'encombrer l'esprit
de telles élucubrations ? Leur tintamarre a dû me monter à la tête. Me
baigner, voilà ce qu'il me faut ! Dès que je rentre, je vais aller
m'immerger, écouter mes pulsations cardiaques s'apaiser. Loin de ce
capharnaüm, j'apprécierai le silence. Juste le silence. Comme au boulot
: solitude et quiétude.
(Et le vide, insidieux, ce vide
qui s'installe en toi.)
Toi,
je t'ai déjà dit de te taire. J'en ai déjà assez des autres marsouins
sans que tu viennes toi aussi me parasiter.
(Peur de se confronter à soi-même
?)
Non,
bien sûr que non, arrête de me bassiner avec tes salades, il y a plus
urgent, esquiver cette bande de dégénérés qui croient apporter leur
pierre à l'édifice de la bonne humeur.
(Ce n'est pas toi qui
parlait de fuite de la réalité ?)
Arrête
ça, c'est puéril. Tu déplaces le problème. Eux refusent toute insertion
dans la société, ils cultivent leur marginalité pour mieux jouer les
victimes suite au rejet qu'ils provoquent. Ils sont simplement
inconscients de refuser la main qu'on leur tend. Ce sont eux qui fuient
le monde, leur mauvais goût a pris part sur leur identité, jusqu'à les
aliéner. Sous leur ouverture d'esprit autoproclamée, ils vivent reclus
comme des moines dans un cloître.
(La critique est plutôt
facile, venant de quelqu'un qui n'a de goût pour rien.)
Pas…
Pas du tout ! Et puis cesse de m'attaquer sur le plan personnel ! Je te
rappelle que tu n'es qu'une petite voix dans ma tête. Et bien qu'au
niveau sonore il n'y ait pas de comparaison possible entre eux et toi,
tu es tout aussi, voire encore plus désagréable qu'eux. Et puis j'aime
la musique. La musique douce, la musique où le mot harmonie a encore un
sens. C'est leur bruit que je méprise. S'ils sont enragés, qu'ils le
gardent pour eux. Mais qu'ils ne viennent pas m'imposer ça ! Cette
espèce de foutoir
(… te renvoie à ton vide
intérieur…)
c'est
le théâtre du bruit, où on ne s'affirme qu'en couvrant l'autre.
Gesticulez, imposez vous comme les rois de ce tohu-bohu. Demain la page
du carnaval sera tournée et je n'aurais plus à raser les murs. Raser
les murs. Comme à la fac. Cette pollution sonore, c'est la même que
celle de ces longs couloirs, ces couloirs interminables à supporter
leurs réflexions acerbes. A baisser les yeux. A m'écraser devant leurs
sourires narquois. Et après ils seront les premiers à me parler
d'ouverture d'esprit.
(Rappelle moi qui joue
les victimes déjà ?)
Tais
toi. Je ne sais même pas pourquoi je devrais me justifier. Me
justifier, ce serait reconnaître que j'ai tort. Je n'ai pas donc à le
faire.
(Le fait même que
je te parle, c'est la preuve qu'au fond de toi, tu sais que tu as tort.)
Bien
sûr Dr. Freud. J'ai eu tort de faire des études et d'aspirer à une vie
un minimum confortable. J'ai eu tort de passer des concours, tort de
vouloir m'élever au-dessus de la masse. Ouh, le vilain péché d'orgueil.
Tu vas me donner la fessée ? Excuse moi de ne pas verser l'intégralité
de mon salaire à Amnesty International. Excuse moi de ne pas entamer
dès maintenant une grève de la faim. Excuse moi de ne pas devenir un
nouveau martyre, l'icône des opprimés, l'ascète parfait. Excuse moi de
n'avoir pas su rester humble et de m'être donné les moyens de ne pas
vivre dans l'indigence.
(C'est surtout
papa qui te les a donnés, les moyens…)
Oui,
c'est lui qui a acheté les jurys, lui qui a allongé l'argent pour me
nourrir, lui qui m'a logé. Excuse moi de ne pas être né dans un goulag,
mais personnellement, je ne regrette rien…
(… sauf de ne pas
avoir réussi à t'intégrer)
Ils
ne se sont jamais intéressé à moi, tout ça parce que je ne partageais
pas leurs goûts musicaux. Je leur ai dit franchement. C'est une faute
de s'exprimer ?
(Ta
tendance à l'exagération est proprement hallucinante. Tu as tout rejeté
en bloc pour te sentir différent, t'affirmer comme tel. Et maintenant,
tu leur reproches de cultiver leur différence ! C'est un peu fort !)
Et
c'est un peu facile de me donner tort quoi que je fasse ou quoi que
j'aie fait ! Ce que tu ne peux pas nier, c'est qu'ils ne m'ont pas
accepté tel que j'étais.
(C'est toi qui
les as rejetés. Tu n'as rien proposé, tu as tout refusé en bloc.)
Et
alors ? Peu importe, le résultat a été le même. Ils m'ont pourri la
vie. Si j'ai tout fait pour m'éloigner d'eux, c'est pour ne pas passer
ma vie brimé par des abrutis.
(Entamer une
quête de pouvoir et de domination, voilà une bien belle façon de
résoudre ce problème !)
Je
ne peux pas porter toute la misère du monde sur mes épaules, mets toi
ça dans le crâne…
(je suis
dans ton crâne)
Peu
importe. Tu m'as compris. J'ai eu ma peine à porter. Qu'ils portent la
leur. Qu'ils essaient de résoudre leurs problèmes, au lieu de s'en
plaindre perpétuellement.
(Bel
exemple de tolérance. Demande toi un peu pourquoi tu es toujours seul
dans ton cocon huppé. Pourquoi tu ne te sens intégré nulle part.)
Sors
de ma tête ! Que gagnes-tu à me persécuter ?
(Toujours cette
même paranoïa qui te caractérise. Je n'ai fait que souligner tes
contradictions.)
Je
ne suis pas parano.
(Si. Et borné de
surcroît.)
Ce
n'est qu'une question de goût à la base. Cette discussion n'est qu'un
puits sans fond et tu ne fais qu'essayer de me culpabiliser. Je suis
seulement coupable d'avoir voulu m'affirmer en tant qu'individu et de
ne pas m'être fondu dans cette masse grouillante et parasitaire.
D'avoir refusé leur médiocrité standardisée.
(Tout ce qui est
populaire est médiocre ? De mieux en mieux…)
Oh,
arrête ta leçon de rhétorique. C'est plus que détestable.
(Pourquoi ? Parce
que tu es avocat ?)
Cesse
de m'enfoncer ! Je te hais, je te hais, je te hais, espèce de crétin,
pourquoi faudrait-il que ce soit moi le bouc émissaire, pourquoi je le
devrais, je te hais, si tu étais matériel je t'enverrais bouffer des
pissenlits par la racine, je te hais, je te hais parce que tu refuses
de m'entendre, je te hais parce que tu me rappelles cet ivrogne, je te
hais et je le hais, ce déchet, cette larve, je te hais parce qu'il
avait l'air serein, lui, je te hais…
(C'est toi que tu
hais. Pour ce que tu es.)
Inutile.
Je ne t'écoute plus.
(C'est ça, va, je
ne te hais point.)
Je
ne t'entends plus. Tu ne m'enfonceras plus. Laissons ceux que tu
défends couvrir ta voix. J'ai bientôt fini de traverser cette vermine
ronflante. Quand je m'en détacherais, tu n'auras plus de raison d'être.
A qui je parle de toute façon ? Cette migraine est tenace. Je dois
avoir de la fièvre pour divaguer ainsi. Restons calmes, restons calmes,
restons calmes. Bientôt ce cauchemar prendra fin. Penser au silence,
l'installer dans sa tête. C'est plus facile en fermant les yeux. Aoutch
! Il ne voit donc pas qu'il est en travers du passage, le primate
?
*
Quelle
chaleur ! Ca faisait longtemps que les rues de cette ville n'avaient
pas été aussi vivantes. Longtemps oui. Longtemps que je ne m'étais pas
laissé porter par la musique. Comme à la bonne époque. Chaque fois que
je me dis ça, j'ai l'impression d'être centenaire. Dire que mes parents
me bourraient le crâne à me dire que j'étais trop immature. Peut-être
que je le suis resté après tout. Et ce n'est pas cette ambiance bon
enfant qui me donnera envie de vieillir. Avec la musique se fige le
temps. Chaque seconde est soudainement chargée de sens. Et tout devient
plus simple. D'autres personnes vibrent au même rythme, partagent ces
mêmes sensations. Et il est de ces instants rares, de ces instants où
quelque chose passe entre les gens, comme un courant, une décharge. Une
relation symbiotique. Sentir les poils de mes avant-bras se hérisser,
sentir les basses faire frémir mon ventre. La sensation d'être
la musique.
La dernière fois… oui, c'était ce
soir-là. Je me rappelle être encore parti en claquant la porte. Leurs
voix s'atténuaient à mesure que je me laissais submerger de sons
saturés. Toujours ce même ton de reproche. Qu'allait-on faire de moi ?
Qu'importe, pourvu que je puisse retrouver mes compères et passer un
bon moment avec eux. Le groupe que j'avais vu m'avait particulièrement
impressionné. Je me souviens d'une grosse montée en puissance, je me
souviens d'une pulsion libératrice, d'une véritable rage de vivre. Je
me souviens avoir souhaité que ce concert ne finisse jamais. J'ai
déchanté. Le retour à la réalité a été dur, très dur. En sortant de la
salle, je me suis senti comme abattu. Comme si j'étais inexorablement
éloigné de ce moment de pur bonheur. Fatalement, cette sensation
s'évanouirait. Le temps me semblait filer comme une anguille. Je suis
reparti de la salle en traînant les pieds, les yeux encore brillants.
Ma respiration faisait de moi une usine à petits nuages et mon T-shirt
était trempé de sueur, mais ce n'était pas important. J'étais à des
lieues de toute réflexion terre à terre. J'avais ce sentiment étrange
de percevoir l'intensité des choses, de voir le halo des lampadaires
prendre corps. Ce
n'est qu'au bout de dix minutes que je suis tombé sur les ambulanciers
affairés auprès d'une voiture encastrée dans un arbre. Ma respiration
s'est accélérée quand j'ai reconnu les autocollants sur la vitre
arrière. Le verglas. Et probablement un gros excès de vitesse vu l'état
du véhicule, m'a dit l'ambulancier. Il était mort sur le coup. Elle,
elle était dans le coma. Que faisaient-ils sur la route ? Cette
question est restée sans réponse. Essayer d'y répondre, c'est comme
soulever un nuage de poussière. Maintenant, c'était leurs reproches qui
me manquaient. Le temps m'éloignait d'eux, du souvenir exact de leur
voix, comme il le faisait de ce dernier concert. Le temps se jouait de
moi. A
son enterrement, j'ai éprouvé le vide que laissait le cercueil que l'on
retire à la fin de la cérémonie. J'ai réalisé qu'il n'était plus quand
j'ai retrouvé le cadeau que j'allais lui offrir pour son cinquantième
anniversaire. Quant à elle, toujours dans le coma. Quand je la regarde,
je lui trouve l'air paisible, comme assagi. Comme si tout allait bien.
Du jour au lendemain, je n'avais plus personne. Mes proches se sont
éloignés de moi, pensant devoir me laisser le temps de faire le deuil
seul. Alors le silence s'est installé. Il était là, couvrant mes
paroles quand j'essayais de répondre à une question, les yeux dans le
vague. Il était là, persiflant, quand je regardais le plafond,
attendant que des réponses apparaissent pour la réveiller, pour le
ressusciter. Mais le plafond est resté blanc. Je voulais seulement
entendre leurs voix, revoir cette lueur dans leurs yeux. Rien à faire.
J'ai perdu pied. Les spécialistes ont tenu à soigner le mal par le mal.
En plus du plafond, tous les murs étaient blancs maintenant. Je n'avais
même pas envie de sortir. Sans autre éclairage qu'un néon pendant des
semaines, j'ai perdu la notion du temps, et avec elle, celle de la
parole. Je ne voulais plus rien. Je me suis laissé apprivoiser par des
médicaments qui ont régulé mon sommeil, mon anxiété et mes hormones. Un
type venait me parler régulièrement, mais je n'entendais pas ce qu'il
disait. J'étais l'acteur principal d'un film muet. Au
bout de longs mois, ils ont estimé que j'avais "fait des progrès", ne
pouvant me garder plus longtemps dans leur service. Je suis allé voir
la belle à l'hosto dormant. Est-ce que tu entends de la musique dans
tes rêves ? Une fois encore, je me suis heurté à un mur de silence.
Livré à moi-même, j'ai finalement compris qu'ils voulaient me préparer
à leur départ en me poussant à l'autonomie. C'est dans la rue que j'ai
retrouvé quelques repères, même si les gens m'évitent ou font semblant
de ne pas me voir. Je suis comme mort, moi aussi. Mais là… cet éclat
dans les yeux des gens, ce je ne sais quoi, voilà qui me donne envie de
sortir de mon mutisme, de reprendre confiance. Quand je les vois, le
souvenir du concert m'a l'air impérissable. Derrière le déluge sonore,
l'écho de leurs voix me revient de plus en plus clairement. Ils vivront
par ma mémoire. Et ma mémoire vivra par la musique. Ainsi nous ne
perdrons pas contact. Jusqu'à ton réveil. Mais comment t'annoncerais-je
qu'il… Aïe !
*
La
fanfare jouait furieusement et la farine fusait. Presque tous se
déhanchaient en claquant des mains. Seul un homme fendait la foule à
contre-courant. Le front luisant, l'air grave, il avait l'air de faire
un gros effort sur lui-même pour ne pas se mettre à courir. Il se mit à
longer le mur, accéléra le pas. Un œuf le manqua d'un cheveu. A ce
moment, cet homme trébucha
sur un autre, manquant de perdre l'équilibre. L'obstacle en question
avait l'air hébété, comme tiré d'une longue absence. Comme pour
dissoudre les restes d'un mauvais rêve, il secoua la tête, puis demanda
à l'homme pressé :
"
Ca vous écorcherait la bouche de dire pardon ?
- Pardon
? Je n'entends pas un mot de ce que vous dites."
Et sans attendre de réponse, il tourna les talons.
Un vague sourire flottait sur ses lèvres.
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