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Leviathan
- En
entrant là-dedans, je me suis dit : "C'est ici que tu vis dorénavant,
mon vieux." Les limites de mon univers avaient rétréci, mais j'étais
encore en vie et, tant que je pouvais continuer à respirer, à péter et
à penser à ce que je voulais, quelle différence pouvait faire l'endroit
où je me trouvais ?
[...]
Sachs
parlait souvent de la bombe.
Elle représentait pour lui un fait central
de l'univers, une ultime démarcation de l'esprit, et à ses yeux elle
nous séparait de toutes les autres générations de l'histoire. Dès lors
que nous avions acquis la capacité de nous détruire nous-mêmes, la
notion même de vie humaine était modifiée ; jusqu'à l'air que
nous
respirions était contaminé par la puanteur de la mort.
[...]
"Il
nous a donné sa bénédiction, dit-elle. C'est comme s'il avait fait ses
adieux. J'ai passé vingt ans avec lui et je connais sa façon de penser.
Il n'a pas envie que nous le cherchions. Je l'ai déjà trahi une fois et
je n'ai pas envie de recommencer. Nous devons lui fiche la paix. Il
reviendra quand il sera prêt à revenir, et jusque-là nous devons
attendre. Croyez-moi, c'est la seule chose à faire. Il faut attendre,
et apprendre à vivre comme ça."
[...]
-
Je n'ai pas pu mettre longtemps à atteindre le sol, me dit-il. Sans
doute une seconde ou deux, trois tout au plus. Mais je me souviens
clairement que j'ai eu plus d'une pensée dans ce laps de temps. Il y a
d'abord eu l'horreur, l'instant de conscience, celui où je me suis
rendu compte que je tombais. On croirait que c'est tout, que je n'ai
pas eu le temps de penser à autre chose. Pourtant l'horreur n'a pas
duré. Non, ce n'est pas ça. l'horreur a persisté, mais une autre pensée
est née dedans, quelque chose de plus fort que l'horreur seule.
Difficile de lui donner un nom. Un sentiment de certitude absolue,
peut-être. Une formidable, irrésistible conviction, un goût d'ultime
vérité. De ma vie, je ne m'étais senti aussi certain de quoi que ce
soit. J'ai d'abord compris que je tombais, et puis j'ai compris que
j'étais mort. Je ne veux pas dire que je savais que j'allais mourir, je
veux dire que j'étais déjà mort. J'étais un mort en train de tomber et
même si techniquement je vivais encore, j'étais mort, aussi mort qu'un
homme enterré dans sa tombe. Je ne sais pas comment exprimer ça
autrement. Pendant que je tombais, je me trouvais déjà au-delà de
l'instant où je toucherais le sol, au-delà de l'impact, au-delà de
l'éclatement en mille morceaux. Je n'étais plus qu'un cadavre, et au
moment où j'ai heurté la corde à linge et atterri sur ces serviettes,
je n'étais plus là. J'avais quitté mon corps, et pendant une fraction
de seconde je me suis vu disparaître.
[Paul Auster, Leviathan]
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